LE BEAU BIZARRE Forum Officiel Christophe Passion

[david]

CHRISTOPHE a crié « Aline », son image ne s’en est pas remise. Le moustachu magnifique a pourtant traversé les décennies avec classe et folie. Jusqu’à s’imposer comme le chanteur romantique absolu. Notre plus belle histoire d’amour, c’est lui.


Photo@Molitor David

Porte de la Chapelle, 4h00 du mat’. Remonter sous le périph’, s’engager sur l’autoroute du Nord. Les paumes de ses mains, gantées de blanc, effleurent le volant de sa Lamborghini, drivant calmement le bolide vers la prochaine grande ligne droite. Elle est bientôt là. Ses boots noires enfoncent fièrement l’accélérateur. La belle Italienne prend un coup dans le derrière, 150, 180, 220 km/h. Il est déjà monté jusqu’à 330. « Au-dessus de 300, les sensations, c’est ouf, inexplicable, quelque chose de métaphysique. » Ce jour-là, pas de frissons hors norme : flashé à 240. Retrait de permis. « Un an et deux mois que je ne conduis plus. » Au repos, ses berlines. Plus question de piloter la Ferrari, la Porsche, la DS 21 Palace de 1968, la Rolls ou les Cadillac (dont une de 1958, « celle de la Dolce Vita »).

« CETTE HAUTE QUESTION D’ART HUMAIN ET D’ÉTHIQUE SOCIALE : L’ÉLÉGANCE DE LA VIE » (Barbey d’Aurevilly).

Christophe. Il a élu ce nom (de scène) en l’honneur du saint patron des automobilistes. Il a lui-même couru en tant que pilote en 1968. Trois courses, deux victoires, trois tonneaux. Se rapprocher d’Enzo Ferrari, « Tu sei il maestro nella vita della formula una ». Pour son album précédent, avant même de poser un bouton de manchette en studio, il claque un million d’avance dans une Porsche. « J’suis j’suis pas un chanteur de rock/J’suis plutôt un claqueur. »
Claqueur de charme, crooner de drames, séducteur romantique pour variété désaxée, bluesman fleur bleue, il s’en rend compte : il y a maldonne à son sujet. Trop dandy pour jouer comme Sardou et consorts le jeu de la variétoche cradoque chez Marity et Gilbert Carpentier, trop romantique pour faire comme Bernard Lavillier le rockeur à la sauce hexagonale. « Dans ma veste de soie rose, je déambule morose, le crépuscule est grandiose, mais peut-être un beau jour, voudras-tu retrouver avec moi les paradis perdus. Dandy, un peu maudit, un peu vieilli, dans ce luxe qui s’effondre. Te souviens-tu quand je chantais dans les caves de Londres un peu noyé, dans la fumée, ce rock sophistiqué. »

« JE SERS DE CANEVAS AUX FEMMES POUR BRODER LEURS RÊVES » (Rudolph Valentino).

Sophistiqué, dandy : dans notre monde de brutes en rut, Christophe passera donc pour un moustachu kitsch. D’abord parce que les radios l’ont trop crié, crié-é, Aline, pour qu’elle revienne. Trop de succès fous à son passif, dur à avaler pour les jaloux actifs, cet autre « Avec les filles j’ai un succès fou, hou hou hou/Le charme ça fait vraiment tout, hou hou hou/Un p’tit clin d’œil pour un rendez-vous, hou hou hou », solo de saxo et nappes de synthé, « J’mettrai mes gants blancs, c’est mon style, différent » qui, bien sûr, fera hurler les cérébraux cyniques.
Lui-même ne cherche pas vraiment à défendre certaines kitscheries 80’s, ce Stéphanie ne raccroche pas adressé à une princesse en plein ouragan, ou ce Chiqué chiqué, « c’est du faux, pas du vrai, je vous mène en bateau, ou bien on rentre à pied ? », qui synthétisera trop cette clinquante décennie pour qu’elle lui accorde le bénéfice de la sincérité. Il se met à nu, à fond, même pas peur du ridicule, il ne triche pas. Au même moment, Jean Baudrillard semblait s’adresser à lui dans Cool Memories : « La femme s’est toujours réservée la part captivante de la séduction (la séductrice), lui s’est toujours retrouvé avec la part légèrement ridicule (le séducteur). »

« LES MIROIRS FERAIENT BIEN DE RÉFLÉCHIR UN PEU PLUS AVANT DE RENVOYER LES IMAGES » (Jean Cocteau).

Christophe souffre-t-il de son image kitsch ? Oui. Mais certaines missives le réconfortent. Comme celle publiée par B.S. dans les Inrockuptibles le 5 juin 1996 : « On abordera quant à nous la musique du blond samouraï sans sourire – même si le cliché d’un Christophe crooner risible, sorte de langoureux Rital pour guinguettes nouveaux riches, de Dalida moustachu et frimeur, subsiste toujours. » Le journaliste le sait : Christophe est plus proche de Gainsbourg que d’Hervé Villard, de Huysmans (J’aime l’ennui) que de Dick Rivers, de Bryan Ferry que de Joe Dassin. Ce dernier n’a jamais chanté « Label achat viré/La bonne à faire/Dans une aventure/Contre nature/Qui l’a motherfucké ».
Et niveau son, comme Bowie, Christophe pioche constamment dans le peloton de tête. Pour Bevilacqua, ce n’est pas Obispo qu’il a invité, mais Jérôme Pacman et, surtout, son ami Alan Vega. Jean-Baptiste Mondino et Kiki Picasso ont fait des pochettes pour lui. Quand le journaliste va mieux le connaître, quelques dîners, apéritifs, digestifs, beaucoup de confidences, qu’il sera invité chez lui, qu’ils passeront toute une nuit ensemble, il verra épars dans son domicile provisoire (en froid avec sa femme, il a déserté son castel de 250 m<+>2 du XVIème) non pas des photos de belles caisses, de juke-boxes ou des pin-up, mais, ici ou là, un livre de John Fante, de Richard Ford, des ouvrages sur les surréalistes, des photos de Pierre Molinier, le CD de Mirwais (« C’est le meilleur aujourd’hui »), les derniers Dr Dre et Daft Punk, un coffret Masters At Work… Ringard ?

« L’AMOUR NE PEUT PAS ÊTRE RISIBLE : IL N’A RIEN DE COMMUN AVEC LE RIRE » (Milan Kundera).

Il s’est imposé comme l’un des plus éminents compositeurs populaires hexagonal. La méprise : trop romantique pour un monde trop cynique. Car c’est bien dans la chanson d’amour (ce ne sont pas Daft Punk ou Roch Voisine qui les enregistrent), genre éminemment périlleux, qu’il atteint des sommets inégalés. Christophe y va franco, « Ho mon amour, pardonne le mal que je t’ai fait, je ne te quitterai plus jamais », doublant la mise avec des versions italiennes à chialer – sa façon d’hoqueter « Ti amo » ! « Moi j’ai le regard mélo qui rend fou, de celui qui ne tient plus debout, et qui meurt, à genoux. »

… « ALINE, C’ÉTAIT MON AMOUR, CE BLUES LUI ÉTAIT DÉDIÉ. OUAIS, UN BLUES : J’AI CRIÉ CE SUCCÈS N’EST PAS UN FARDEAU. J’EN SUIS TOUJOURS TRÈS FIER. »

« C’EST L’ÉTRANGETÉ AJOUTÉE À LA BEAUTÉ QUI CONFÈRE UN CARACTÈRE ROMANTIQUE À L’ART » (Walter Pater).


Dandy claqueur, il n’a pas les tares de l’aristo végétatif : « J’suis un vrai bohémien. » Encore un casse-tête. Château ou roulotte ? Réception de l’ambassadeur ou fête foraine ? Il réalise le grand écart. La hauteur populaire. Christophe : le Francis Scott Fitzgerald des bars à flippers du boulevard des Italiens. Fitzgerald, qui écrivit Tendre est la nuit et l’Envers du paradis, Gatsby le magnifique et la Fêlure, les Enfants du jazz et le Dernier Nabab.

« IL EST DE MON DEVOIR D’ACCEPTER LA TRISTESSE, LE TRAGIQUE DU MONDE OÙ NOUS VIVONS AVEC UN CERTAIN ESPRIT » (Francis Scott Fitzgerald).


Il l’a chanté : Mère, tu es la seule. Tout pourrait venir de là. Dans les années 40, Madame Bevilacqua est couturière à Juvisy-sur-Orge. Issue de l’immigration italienne, elle aime l’élégance. Son mari est entrepreneur dans la maçonnerie. Leur Daniel naît en 1945. Bientôt rebelle de banlieue, passionné de blues et de rock. A 15 ans, il forme Danny Baby et les Hooligans. Pose, avec son look « l’équipée sauvage », en latin-lover pour les romans-photos de Nous deux. A 17 ans, il sort sa première chanson sur le label Golf Drouot. A 19, « entre midi et une heure, alors que j’attendais ma grand-mère pour aller grignoter des pâtes », il compose une chansonnette, Aline. C’est le tube de l’été 1965. « Aline, c’était mon amour, ce blues lui était dédié. Ouais, un blues : j’ai crié. Ce succès n’est pas un fardeau. J’en suis toujours très fier. »
Il enchaîne alors les cartons, à commencer par les Marionnettes. Claque tout dans des bagnoles. Conquiert le pays de ses grands-parents. « Quand j’ai été numéro 1 en Italie, c’était aussi fort que si j’avais bourré Isabella Rossellini. » Il se fait acclamer dans toute la France. Tournée de trois cents dates. A l’arrivée, ne se présente pas à l’Olympia où il est triomphalement attendu. « En 1967, je décide d’arrêter. Pour un rêve : tourner avec le cirque Grüss. » Il roucoule cinq chansons par représentation et s’offre des sensations fortes en entrant dans la cage aux fauves. Alexis Grüss lui offre un lion, nommé Christophe. Le dandy saltimbanque est chez lui. Un gens du voyage. Son chemin va bifurquer. Il prend la Route de Salina, film de Lautner avec Rita Hayworth pour lequel il compose la BO. Il peint également beaucoup, s’essaie à faire l’acteur.
1970 : les synthés apparaissent sur le marché de la musique populaire. Christophe, en plus d’arborer désormais une fière moustache (« Ma dédicace à Ferruccio Lamborghini »), se lance dans le maniement de ces engins. Sort une flopée de singles, où les Sparks rencontrent Suicide dans un bal musette. On lui présente un certain Jean-Michel Jarre, qui lui écrit des textes. Christophe met alors en chantier son premier album, les Paradis perdus. Où l’on découvre (1973) un artiste à l’ambition sublimée par le format long, s’intercalant dans le trio de tête de la chanson française, entre Michel Polnareff, Serge Gainsbourg et Gérard Manset, des esthètes qu’il fréquentera plus volontiers que le tout-venant de la variété hexagonale.

« JE T’EN PRIE NE SOIS PAS FAROUCHE/QUAND ME VIENT L’EAU À LA BOUCHE » (Serge Gainsbourg).

« J’avais 14 ans quand j’ai entendu l’Eau à la bouche. C’était ouf. Ensuite, j’ai refusé la proposition de Serge de jouer le pédé dans Je t’aime moi non plus. On s’est surtout revu vers 1985, quand il venait de perdre sa mère. J’habitais dans le XVIème, son chauffeur le déposait dans l’après-midi, je lui servais des martini et il me racontait des histoires drôles. »
Gérard Manset ? « Il venait souvent chez moi. » Polnareff : « Il m’a emprunté un synthé qu’il a mis trop de temps à me rendre. » Faut pas déconner avec les synthés.

••• « JE SUIS UN CROCODILE. UN GOÛTEUR. IL Y A EU UNE PÉRIODE ALCOOLO, DU HARRY’S BAR AU RAPHAËL. TROP DANS LE NEZ AUSSI. HEUREUSEMENT, J’AIME PAS LES HABITUDES. »« QUAND JE N’AI PAS DE BLEU, JE METS DU ROUGE » (Pablo Picasso).


En 1974, Christophe accouche des Mots bleus – la chanson-titre s’imposant comme trésor national. Il donne alors deux musicoramas à l’Olympia, mis en scène par Dominique Webb, le fameux magicien. Un spectacle dément, avec clones du chanteur, marionnettes géantes et final époustouflant où Christophe effectue dans les airs, au-dessus du public, un looping avec son piano, chantant la tête en bas.
Les 70’s seront démentes pour le chanteur de Drôle de vie. Quatre albums fous. Samouraï, 1976 : « Pourtant une mauvaise période… Je prenais des trucs mélangés pas bons. La mauvaise coke, ça rend parano. » 1978, le Beau bizarre, soucoupe volante entre « Freaks et Fellini, entre la roulotte et le Raphaël, Mort à Venise et Lost Highway ». Un disque souvent cité parmi les plus beaux et barrés, un chef-d’œuvre dégénéré, bancal, démodé, envoûtant. Bayon le plébiscite. « Vers 1969, il lavait des voitures sur la Nationale 20. A 7 h 00 du matin, il arrivait pour travailler, moi pour me coucher. On ne s’est revu qu’ensuite, lors de concerts de Suicide. »


« ET FUYEZ L’INFINI QUE VOUS PORTEZ EN VOUS » (Charles Beaudelaire).

Un soir, à 2 h 00 du mat’, le journaliste doit filer pour un rendez-vous au Pulp. « Je viendrais bien avec toi. Le problème, c’est que je ne pourrai pas m’arracher. Faudra que je sois le dernier. Je suis un crocodile. Un goûteur. J’ai pas mal de vices. Il y a eu une période alcoolo, du Harry’s Bar au Raphaël. Trop dans le nez aussi. Heureusement, j’aime pas les habitudes. »
Dans les 80s, Christophe sort une poignée de singles aussi cartonneurs que cocasses, compose le fameux Boule de flipper de Corynne Charby, et deux albums négligeables – dont Pas vu, pas pris, écrit avec son beau-frère Alain Z. Kan (voir Technikart n°50). Alain le connecte avec la scène punk – « Je croisais des gens comme Daniel Darc ou Alain Pacadis lors de fêtes chez lui dans le XVIIIème. » Le journaliste voit d’ici le tableau. Il pense également à cette photo parue récemment où Christophe pose au milieu de rappers (à l’occasion de l’album l’Hip-hopée, où K-Reen reprend les Mots bleus). Le parrain des lascars : l’image ne fera se gausser que les incultes.

« MAIS L’AMOUR INFINI ME MONTERA DANS L’ÂME/ET J’IRAI LOIN, BIEN LOIN, COMME UN BOHÉMIEN » (Arthur Rimbaud).


Il emploie beaucoup les mots « ouf » ou « kiff », mais évite « trash », trop galvaudé. Il se reproche « un manque d’ego, d’où mon déficit d’image. Mais Bevilacqua m’a reconnecté avec les jeunes. » Il traficote ses synthés et bosse sur le son depuis le début des 70’s : difficile de l’accuser d’opportunisme quand il sort en 1996 Bevilacqua, florilège de chansons électroniques remarquablement à la page – un disque aux paroles démentielles, dont il a volontairement coulé la promo, refusant un clip et disparaissant dans une caravane.
Son nouveau, Comm’si la terre penchait, maintient le niveau très haut. Le versant sombre et contemporain des Mots bleus : ce disque, aux textes renversants, aux musiques poignantes, est un album de brouille amoureuse, de confusion des sentiments (L’enfer commence avec L…).
« Mais je suis un solitaire. » Au moment de Bevilacqua, il s’est installé dans une roulotte. Dans le camping de Boulogne. Rupture avec la flambe, ces heures infinies brûlées au casino ou au poker. Aujourd’hui, il navigue d’hôtel en hôtel. Entamer une relation d’amitié avec ce journaliste de Technikart ne l’étonne pas. Il lit plus les magazines branchés que le Monde diplomatique. Vénérer sa schizophrénie, sa sentimentalité, ses chansons barrées-à-chialer ne relève pas de la réhabilitation façon petit-malin. Bien plus que Moby, Christophe est notre chanteur de blues : il nous dit les mots bleus/ceux qui rendent les gens heureux.
« Comm’si la terre penchait » (Mercury).