« Christophe, l’homme qui parle à l’oreille de l’âme »

[david]

Le Dernier des Mohicans

Lorsque Serge Hureau du Hall de la Chanson m’a demandé, il y a quelques semaines de préparer quelques mots pour vous parler de Christophe, j’ai d’abord sauté de joie, puisque j’allais recevoir dans mon émission Sur la Route, sur France Inter cet artiste. Et puis, après réflexion, je me suis dit que ce cadeau était peut-être empoisonné tant il me paraît difficile voire impossible d’expliquer l’œuvre de Christophe.
C’est ineffable. Il suffit parfois de ressentir les choses plus que de les expliquer. Et en même temps, j’ai eu envie d’être ici avec vous parce que j’aime profondément Christophe, et parce qu’il fait figure à mes yeux de « Dernier des Mohicans ». Nino Ferrer nous a quitté (il avait cette poésie décalée), et surtout Alain Bashung qui était encore ici, à la Rochelle, l’année passée. Il nous manque terriblement. Alors Christophe est le dernier des Bevilacqua. Espèce en voie de disparition, d’extinction de voix, et puisque la vie est courte et fragile, la vie est une voie sans issue, j’aimerais commencer par le commencement, c’est à dire vous présenter l’un des grands artistes de la chanson française qui nous a fait l’honneur, par pure amitié d’accepter ce challenge musical. Madame, Monsieur, Michel Art Mengo.


Commençons par le commencement disais-je, comme à la radio. On parle, on raconte, on dit des bêtises, et on illustre par des disques. Sauf que là, c’est en direct, et c’est Art Mengo qui fait office de DJ.

« Aline » par Art Mengo


On le dit yéyé, il dit esthète

Nous sommes dans les années 60, et Daniel Bevilacqua, devenu Christophe, grâce au pendentif de Saint Christophe que sa grand-mère lui a offert, terrorisé à l’idée de le voir adolescent partir sur des motos. C’est drôle de s’appeler Christophe pour quelqu’un qui n’a plus de permis de conduire (mais c’est une autre histoire).

Nous sommes donc au milieu des années 60, et Christophe roule en solo depuis deux ans. Un premier 45t « Reviens Sophie », qui apparemment ne l’a pas entendu et attendu, puis une autre femme va remplir son espace temps, « Aline ».

La France entre donc en 1965 dans une nouvelle ère. Le tube ou le slow de l’été. « Capri, c’est fini », d’Hervé Vilard et « Aline », de Christophe, vont donc être les précurseurs de ce phénomène qui sera exploité par l’industrie du disque ensuite.
Le succès d’Aline est colossal en France : Plus d’un million d’exemplaires vendus. Il enchaîne alors quelques autres succès dont « Les Marionnettes», mais malgré cette chanson pour midinettes et malgré l’image que Christophe donne avec ces tubes, on devine que l’oiseau a quelques longueurs sur ses collègues de la variété.

C’est une époque de fou pour le chanteur, qui profite de ces succès pour sillonner la France de long en large, de récitals en spectacles et se laisse griser par ses passions premières: les femmes et les belles voitures de sport. Ferrari Testarrossa, Lanborghini, j’en passe et des meilleurs. L’oiseau est un séducteur, un frimeur, un enfant de l’American Dream et il va vivre alors à 200 à l’heure.

Je suis tombé sur des coupures de presse de cette époque et sur un article du Parisien du 9 octobre 1967 qui va vous résumer le personnage.

ARTICLE DE PRESSE par laurent Lavige

En même temps, Christophe n’a jamais été dans le moule. Ne pas vivre en marge, mais au bord de la marge.

Il est né à Juvisy-sur-Orge en région le 13 Octobre 1945.
Son père, d’origine milanaise est entrepreneur, sa mère est couturière.
A 12 ans, ses parents divorcent. Le garçon amorce alors une période de turbulences rebelles, qui le caractérisent encore aujourd’hui. Il ne supporte pas l’autorité, c’est épidermique.
À l’école, il s’ennuie à mourir, il écume les pensions, change constamment d’établissement jusqu’à ses 16 ans.
Mais rien n'y fait, le petit Daniel est définitivement un marginal, un lunaire, et pour longtemps.

Alors, pour revenir à cet article de 1967, il faut se remettre dans le contexte.
En 67, outre Atlantique, il suit les aventures dramatique du génie de la musique. Brian Wilson, leader et tête pensante des Beach Boys, qui vient de basculer dans le côté obscur de la force.

Les Beatles viennent de sortir Revolver en Angleterre et Brian Wilson sort Pet Sounds (qui est sûrement l’un des 10 plus grands albums de tous les temps). Le succès est énorme, mais il veut clouer le bec aux scarabées et sortir l’album ! Il travaille jour et nuit en studio, prend beaucoup de drogue, ne joue plus avec les Beach Boys. Il travaille sur Smile !
« Good vibrations » est le premier single en attendant Smile.
McCartney et Lennon sont à Los Angeles, demandent à être reçus par le maître Brian. Ils écoutent le travail de « Good Vibrations », découvrent les futures pop progressives de Wilson, le félicitent et s’empressent de partir en Angleterre pour enregistrer Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band en un temps record.
Wilson tourne en rond dans son studio, ne dort plus, augmente ses drogues, avance, efface, enregistre. Il sait qu’il tient l’album de tous les temps ! Mais un matin, il reçoit par coursier, un pli, avec un vinyle. Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band . Il l’écoute, sait qu’il a perdu. Il devient fou, brûle la totalité de ses bandes, détruit son studio et finit dans un asile psychiatrique.

En fait, la vie de Christophe en cette fin de décennie est une sorte d’état d’urgence au quotidien, il la brûle par les deux bouts avec une grande frustration. Christophe est un esthète, il rêve de subtilité, de chef d’œuvre à la Brian Wilson, et l’image qu’on lui renvoie à cause de « Aline », n’est pas du tout de son goût. Son look de minet Yéyé, l’insupporte.

Christophe rêve de créer des mots bleus sur des portées disparues, une bulle à lui, une sorte de paradis perdu.

« Les Paradis perdus » par Art Mengo


Au bord de la rupture

La voix de Christophe est une blessure à plaie ouverte. De l’émotion qui coule sans retenue.

A la fin des années 60, Christophe choisit donc de tout arrêter et de disparaître, pour enlever cette étiquette « Yéyé ». Il va se réfugier dans les carcasses de ses voitures de luxe, il se met à collectionner tous les objets du mythe américain, jukebox, radios, photographies, films originaux... Et disques bien sûr, bref, d’une multitude d’objets qui feront assimiler son appartement à un gigantesque musée.
Jusqu’à ce qu’il se lasse, alors il bazarde ou délaisse.
Un jour, il en a eu marre de l’Amérique, il dit avoir vu trop de films.
Sur le même principe, il ne met plus les pieds chez lui.
Il part en errance d’hôtels en caravanes.
Ainsi est Christophe : instantané, pulsionnel, jouissif, primaire et obsessionnel.

Lorsqu’il réapparaît avec ses Paradis Perdus, l’artiste a changé. Son look déjà. Il est devenu une sorte de Latin lover, un dandy à la longue chevelure blonde avec une nouvelle idée de mode : la moustache.
Mais ce qui a changé aussi, c’est son entourage. Francis Dreyfus, son producteur de l’époque lui a présenté un jeune parolier qui va lui permettre de lancer sa carrière dans les conditions qu’il rêvait. Les Paradis perdus ressemble exactement à ce qu’il veut être. Ce parolier s’appelle Jean-Michel Jarre. Ensemble, ils vont écrire la quasi-totalité de cet album. Et dès la première plage, un peu comme Bashung avec Gainsbourg sur l’album Play Blessure. Gainsbourg avait dégainé : « Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu/ mort de soif dans le désert de Gaby »,
Christophe met le doigt sur le passé avec une sorte de scanner de radio avec ses tubes des années 60 qui défilent dans le tuner, puis la seconde chanson insiste : «Je suis mort je revis, contre toi, emporte moi loin d’ici».

La patte Christophe à la Phil Spector dans l’usage de l’écho et posée dans cet album de la renaissance. Le public ne s’y trompe pas. Christophe a créé sa bulle et « Aline », est là sur la cheminée d’une autre vie.

Mais Christophe rêve de génie, et de fouler les planches de l’Olympia. Il se rêve arrivant avec sa Testarossa devant la salle mythique, levant les yeux et regardant son prénom en lettres rouge briller de mille feux. Il se rêve adulé par la foule pour l’œuvre qu’il a accomplie. Pour cela, il se doit d’enfoncer le clou très vite. Il sort l’année suivante (1974), l’album qui va définitivement l’installer au sommet des artistes à part de la chanson française. L’album s’ouvre avec un piano, et des accords synthétiques qui annoncent « Les Mots bleus ». Mais c’est « Le dernier des Bevilacqua » qui s’enchaîne, comme un péplum, la bande originale de sa propre vie. Christophe souffre de l’absence de sa mère disparue, de son Italie, des parfums et de la langue. « Le dernier des Bevilacqua » est un chef d’œuvre. Il plonge dans un rock progressif autobiographique de 9 minutes où toutes ses influences ressurgissent.
Puis Christophe envoie son second missile hispanisant. Référence à une Amérique du passé, un hit exceptionnel.
Elle s’appelle « Senorita »

« Senorita » par Art Mengo


Déjà culte et seconde naissance…

« Les Mots bleus », est une chanson majeure dans l’œuvre de Christophe. Jean-Michel Jarre est toujours dans la quasi totalité des mots de Christophe. Mais je suppose qu’on évite de la reprendre surtout avec la version qu’en a faite Bashung.

Christophe est devenu culte et s’offre son premier Olympia.

La suite des années 70 est de nouveau jonchée de coup d’éclat, de faits divers. Christophe est rattrapé par ses démons.
La nuit, les filles, le jeu, l’alcool, la drogue. C’est la grande bascule. Il enchaîne Samouraï, La Dolce vita et Le Beau bizarre. Chaque album a son tube, mais l’artiste doit être radical. Nouvelle petite mort, Christophe s’envole, disparaît à l’orée des années 80.

Puis un matin, sa femme Véronique lui propose une idée : « Et si tu ressortais la chanson « Aline » ? ». Seconde naissance pour ce hit des années 60, qui sera le tube de l’été 80.

Le chanteur devenu un peu ringard pour les années 80, profite de cette renaissance kitsch pour provoquer et passer en force et en farce aussi avec sa version française de « Besame Mucho », il va s’amuser avec Stéphanie de Monaco à travers la chanson « Ne raccroche pas » et évoquer une réalité qui le colle à la peau depuis ses débuts.

« Succès fou » par Art Mengo


Les modes changent, Christophe reste

A partir de là, tout est permis pour Christophe. La France lui pardonne tous ses excès. C’est un artiste rare comme il en existe peu. Il faut donc le protéger.

Les années 80 passent plus vite que la musique et on retrouve Christophe en 1996 avec l’album Bevilacqua. Album plutôt réussi, mais qui laisse perplexe le grand public tant les années sont passées et les modes ont changé. Christophe a vieilli, mais sa garde robe est restée la même. Le mauvais goût n’est peut-être pas très loin, raillent les jeunes radios musicales et commerciales. France Inter a bien compris depuis longtemps que, comme Bashung, Christophe est un artiste majeur et à part. La radio sera la seule à le soutenir dans son projet de retour en 2001.
Comm' si la terre penchait est sans aucun doute l’œuvre la plus aboutie dans la carrière de l’artiste. Le succès est énorme en France. Et ceux qui le traitaient de ringard la veille, font la queue à l’Olympia pour avoir une place gratuite.
Son dernier album sorti en 2008, reflète assez bien qui est Christophe : Aimer ce que nous sommes. C’est tout un programme.

Il était une fois Christophe : l’homme Sphinx aux mille vies, les dévorant une à une, comme un interdit.

« Comme un interdit » par Art Mengo

FIN